Une étude a suivi quarante scientifiques entre 1958 et 1988, pour comprendre l’effet de leurs habitudes quotidiennes sur leur réussite. Certains des scientifiques suivis ont obtenu le prix Nobel pendant l’étude, tandis que d’autres sombraient dans l’anonymat scientifique le plus complet.
On va voir que cette étude éclaire de façon originale la question du multi tasking, en particulier sur la limite entre bon et mauvais multi tasking.
Les habitudes qui déterminent la réussite scientifique
Les auteurs de l’étude ont tenté de déterminer si les caractéristiques suivantes avaient un impact sur la réussite scientifique des personnes suivies :
- les habitudes de travail (focalisation sur un sujet à la fois ou non, mode de résolution des problèmes etc)
- les types de loisir intellectuel
- les types de loisir physique
La performance des scientifiques a été évaluée sur deux axes :
- la quantité de publication, et l’autorité de ces publications via le nombre de citations
- l’obtention de distinction, par exemple dans une instance nationale ou un prix comme le Nobel
Ces critères de performance sont assez indiscutables dans l’univers scientifique. Le premier critère (quantité et autorité des publications) ressemble furieusement au h-index.
Le multi projet et les loisirs, gages de réussite
Résultat surprenant : les scientifiques les plus performants au regard des critères de l’étude sont ceux multipliant les activités, notamment les loisirs intellectuels et physiques, mais aussi les sujets d’étude menés en parallèle.
Voilà ce que dit un des auteurs de l’étude sur les résultats observés :
“The data also suggests that the most successful scientists are those who are most active scientifically (working on more than one problem), most active with their hobbies (often having several at one time), and most active physically (both in terms of number of physical activities and continued participation into older age).”
Le multi tasking jugé la pire des choses pour nos capacités cognitives et intellectuelles aurait donc des vertus cachées pour obtenir les plus hautes distinctions scientifiques ?
Les interviews des scientifiques, menées tout au long de l’étude, ont fait émerger plusieurs effets positifs issus de la multitude de projets et de loisirs :
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Premier effet : l’effet rafraîchissant et régénérateur de se changer les idées en changeant de projet. Les scientifiques qui mènent plusieurs projets scientifiques de front trouvent régulièrement des solutions à leurs problèmes les plus compliqués lorsqu’ils changent de sujet. Le vent de fraîcheur intellectuelle arrive lorsqu’ils relâchent leur attention qui pouvait être « coincée » sur le premier projet.
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Deuxième effet : l’enrichissement entre les projets. Deux activités très différentes s’aident mutuellement en s’apportant des idées qui deviennent de vraies innovations une fois appliquées dans l’autre contexte. Attention l’étude dit bien que ce n’est pas le cas de tous les mélanges d’activités et qu’il n’existe pas de « cocktail » idéal. Le mélange le plus enrichissant dépend du domaine et des préférences de chaque scientifique.
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Troisième effet : la multitude des sujets pousse à l’excellence dans l’organisation personnelle. Les scientifiques avec le plus de sujets de recherche et de loisirs avouent que cette multiplicité d’activités les forcent à s’organiser parfaitement. Ils doivent alors chercher en permanence une efficience maximale dans l’activité du moment pour pouvoir libérer du temps pour les autres activités.
Ecoutons un détenteur du prix Nobel sur l’apport des activités multiples et de l'organisation personnelle :
“I was dealing with people who were by and large in a completely intellectual sense, more intelligent than I was, with better memories, better analytical ability and things like this. The thing that always made me able to compete advantageously with these people was organization and drive and determination, on the one hand, and a general certain amount of wisdom, on the other, which is derived probably from my polymathic background previous to my becoming interested in the sciences.”
« Polymathic » est un mot compliqué pour dire « connaissance approfondie dans un grand nombre de domaines différents », en particulier dans le domaine des arts et des sciences. L’histoire a retenu les noms de grands savants polymathes comme Pythagore, Léonard de Vinci ou Blaise Pascal.
Mais alors, pourquoi juge-t-on régulièrement dans ce blog et ailleurs, que le multi tasking est la meilleure façon de voir nos capacité cognitives et intellectuelles nous échapper ?
Multi projet n’est pas multi tasking
A bien y regarder, on peut difficilement qualifier ces chercheurs surperformants de multi taskeurs, ou alors dans une catégorie bien précise du multi tasking, sans doute plus saine que les autres. Détaillons les différentes catégories de « multi tasking » pour bien faire la différence entre le multi tasking de ces prix Nobel et le multi tasking qui nous rend idiot.
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à l’échelle de l’année, comme nos super scientifiques, on peut s’engager sur plusieurs projets à la fois. Bien sûr, on a l’impression qu'on pourrait faire mieux sur chaque projet en lui consacrant plus de temps. Mais on trouve beaucoup de fraîcheur à changer de sujet, de contexte, d’enjeu. D’ailleurs nos idées les plus géniales viennent souvent de rapprochements entre deux projets très différents ! Il s’agit alors d’un multi tasking enrichissant, ou plus précisément d’une multitude de projets menés en même temps. On peut tout à fait réaliser ces multiples projets en parallèle tout en adoptant une attention en profondeur sans interruption et sur de longues heures quand on travaille sur un projet donné.
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à l’échelle de la journée, on est multi tâche quand on saute dans la voiture pour emmener le premier à l’école, le second à la crèche, puis que l’on court d’une réunion à l’autre toute la journée, avant les deux heures de sport du soir…ouf. Ça s’appelle la vie, et ça ne veut pas dire qu’on fait tout ça en même temps !
Comme pour les scientifiques de l’étude, ces deux catégories de multi tasking nous poussent à améliorer notre efficience pour trouver le temps de tout faire (ou presque). Disons que les seuils de toxicité de ces deux catégories apparaissent quand nos multiples activités nous enlèvent toute opportunité de concentration intense ou que les moments de relâchement n’ont plus aucune place.
Les deux catégories suivantes sont beaucoup moins enrichissantes, voire limite toxiques :
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à l’échelle de l’heure, je tente d'adresser 20 sujets différents, passant de l’un à l’autre en un éclair, en grande partie à cause des sollicitations externes professionnelles ou familiales ou très souvent à cause d’interruptions endogènes. Avec un temps moyen entre 2 interruptions à 3 minutes, je devine que je n’accomplis pas grand chose pour me rapprocher d’un prix Nobel.
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à l’échelle de la minute, je m’auto-interromps plusieurs fois en quelques secondes. Sans doute pour regarder mes emails ou les dernières news, mon Facebook ou des vidéos de chats. Soyons honnête et appelons cette dernière catégorie par son nom : l’addiction à internet et aux réseaux sociaux.
On comprend mieux la différence de nature, et donc la différence d’effet, entre les deux premières catégories positives (le multi projet et le multi activité) et les deux dernières catégories foncièrement toxiques (le task switching très rapide et l’addiction au net) !
Conclusion
A l’instar des scientifiques les plus performants de l’étude, trouvez-vous vos idées géniales dans des activités connexes ? Comment parallélisez-vous vos projets pour qu’ils s’enrichissent les uns les autres ?
A partir de quel seuil estimez-vous que vous passez d’un multi tasking enrichissant (en réalité du multi projet), à une perpétuelle insatisfaction du temps fragmenté ?
Au passage l’étude indique aussi que les scientifiques qui réussissent le mieux sont ceux qui gardent une activité physique intense très tard dans leur vie.
Enfin comme Richard Feynman et son “Let George Do It”, l’étude explique que les meilleurs scientifiques font tout leur possible pour fuir les tâches administratives comme la peste ;-)