Le droit à la déconnexion de la nouvelle loi travail fait l’unanimité. Pas forcément dans les solutions qu’il propose, mais au moins vis-à-vis du problème qu’il adresse : la surconnexion numérique déborde totalement sur la vie privée.
Jetons un œil à l’étendue des méfaits de cette surconnexion sur nos cerveaux et notre niveau de stress. Avant d’établir la part des causes individuelles et des causes organisationnelles.
Enfin vu l’ampleur du phénomène, demandons-nous un instant, s’il ne s’agit pas d’un « devoir de déconnexion » plutôt que d’un droit à la déconnexion.
Une loi dans l’air du temps
Les effets de la surconnexion numérique sont palpables par chacun d’entre nous. La plupart des cadres consultent et répondent à leurs courriers électroniques sur leur temps de repos le soir et le week-end.
Quelques chiffres sur l’ampleur du phénomène :
-
89% des cadres estiment que les outils connectés contribuent à les faire travailler hors de l’entreprise.
-
seulement 23% réussissent à se déconnecter systématiquement en dehors de leur temps de travail.
Des effets désastreux
Quel est le coût de cette connexion permanente ?
Selon une étude de l’APEC, 60% des cadres estiment que la connexion en dehors des heures de travail affecte négativement leur qualité de vie.
Le principal coupable est évidemment l’email. Il n’y a pas d’étude détaillée sur les modes de consultation hors des heures ouvrées, mais un rappel des mauvaises pratiques pendant la journée de travail laisse entrevoir ce que ça pourrait être soir et week-end :
-
On vérifie ses emails en moyenne 77 fois par jour (plus de 300 fois pour les plus addicts)
-
Une étude nous dit qu’il faut près d’une minute pour reprendre correctement l’activité qu’on avait laissé de côté pour regarder un email.
-
Si on multiplie le nombre d’emails moyen par le temps de récupération après email, on arrive à 1 heure 30 minutes par jour consacrée à l’atterrissage mentale post email ! Ok, ce calcul est fait à la louche, mais l’ordre de grandeur donne une bonne idée de la situation. Sans compter le temps passé sur les emails, vous passez prêt d’une heure chaque jour à retourner mentalement de vos emails à vos autres tâches.
-
L’email est en réalité utilisé comme un canal synchrone : un nouvel email est lu en moyenne dans les 6 secondes après sa réception.
-
Enfin, de nombreuses études dont celle-ci, montrent que diminuer l’usage de l’email rend plus productif ET moins stressé.
En réalité le plus grave n’est pas tellement de consulter ses emails sur les temps de repos. Le plus grave c’est que les habitudes ultra-toxiques commencent par s'ancrer sur le lieu de travail. Puis ces habitude de l’email comme canal de communication synchrone, ou l’addiction au bouton “Rafraichir”, débordent ensuite sur la vie privée !
Les causes de l’addiction
Les causes individuelles
Les effets cognitifs qui conduisent à l’addiction sont bien connus, notamment :
-
La peur de manquer quelque chose, le fameux « FOMO » (Fear Of Missing Out)
-
La réciprocité sociale. Tu m’épouilles, je t’épouille. J’écris, tu réponds. Tu écris, je réponds.
-
La tendance à économiser au maximum la dépense d’énergie, intellectuelle en l’occurence. Rappelez-vous, votre cerveau consomme 25% de votre énergie. Malgré l’apparence de nouveauté à chaque email reçu, c’est au fond une activité très prédictible et réconfortante car forcément dans notre zone de confort. C’est plus simple de zoner dans sa boite mail que de résoudre un problème technique compliqué, ou de donner un feedback difficile à un collègue.
Les causes organisationnelles
Au delà de nos réflexes de singes parlants, l’entreprise a aussi ses responsabilités dans le phénomène de la surconnexion et de l’addiction à l’email :
Le seuil de toxicité de l’email a été largement dépassé dans la plupart des entreprises sans que des mesures à la hauteur ne soient prises. Un peu d’email rend plus performant, une overdose d’email rend à coup sûr beaucoup moins performant.
Les organisations ont laissé passer ce seuil depuis longtemps sans rien faire. Les raisons de cette absence de contre-mesure sont multiples et leur combinaison réelle dépend de chaque organisation :
-
le manque de compréhension de ce qui définit la performance d’un cadre (lire des emails à 2 balles ou réfléchir en profondeur à des problèmes complexes ?).
-
l’absence de courage pour lutter contre des réflexes ancrés.
-
les managers censés donner l’exemple aux cadres dont ils sont responsables, sont au moins aussi intoxiqués qu’eux !
-
la culture de la magie typiquement française : les « gestes élémentaires » du cadres doivent venir instinctivement de son génie inné ou par la grâce du Saint-Esprit. Ne cherchons surtout pas à décomposer avec lui les bons gestes de son métier, ça casserait la magie.
Au final la tolérance est totale sur des comportements qui rendent moins performants et plus stressés. Vous pouvez passer 8 heures par jour dans votre boîte email et ça ne vous sera jamais reproché, alors que votre valeur ajoutée en deviendra à peu prêt proche de 0 (voire négative ?).
Passer sa vie à lire et écrire des emails est 100% corporate compliant, c’est génial !
Le droit à la déconnexion
Que dit le texte de loi adopté le 5 juillet en « 49.3 » ?
La loi s’appliquera à partir du 1er janvier 2017. Elle prévoit l’adoption d’un accord entre l’employeur et les représentants du personnel. Cet accord stipulera « les dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques, en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que de la vie personnelle et familiale ».
« À défaut d’accord, l’employeur élabore une charte, après avis du comité d’entreprise ou, à défaut, des délégués du personnel. »
La liberté laissée aux entreprises est donc importante. Certaines couperont les serveurs emails en dehors des heures ouvrées, tandis que d’autres encourageront au respect d’usages régulés. D’autres encore pourraient demander des engagements aux managers pour montrer l’exemple.
Attendons les premières chartes, à la fois dans des grandes et des petites entreprises pour voir comment le texte se traduit en réalité sur le terrain.
A noter qu’aucune pénalité n’est prévue par ce texte de loi.
Du droit à la déconnexion au devoir de déconnexion
Un démarche personnelle
Ne rêvons pas, la toxicité de la surconnexion numérique demeurera inchangée au lendemain de la date d’application du droit à la déconnexion.
Se soigner des méfaits de la surconnexion est un effort qui peut être soutenu et encouragé par la loi, mais qui devra être individuel pour avoir une chance de s’installer durablement dans nos habitudes.
A l’extrême la loi pourra peut-être un jour forcer à couper les serveurs email le soir et le week-end comme le font déjà certaines entreprises, mais cette approche comportementale a ses limites.
L’Etat a fait sa part du job mais il ne peut pas tout. Et c’est tant mieux.
Tout d’abord, l’entreprise et la loi auront toujours un temps de retard dans ce domaine. L’Etat légifère et certaines entreprises commencent à aider leurs employés à mieux maîtriser les effets des outils numériques alors que le problème existe depuis des années.
Les canaux de communication numérique aux effets aussi toxiques que ceux de l’email (sinon plus) sont en développement perpétuel. L’entreprise et l’Etat comprendrons ces évolutions avec retard. On a commencé à parler du BYOD alors que le sujet était réglé dans les faits depuis longtemps !
Impossibilité pour l’entreprise et l’Etat d’être dans le bon temps du problème mais aussi impossibilité pour eux d’occuper tout l’espace du problème. La lutte pour récupérer ses capacités d’attention se fait et se fera toujours dans la sphère privée. Et là, l’Etat ne va pas contraindre Facebook à éteindre ses serveurs 8h par jour.
Mon conseil : devenez addict dans la sphère privée, soignez-vous dans la sphère privée.
Vous n’attendez pas l’Etat ou l’entreprise pour être en bonne santé en mangeant mieux et en faisant de l’exercice. De la même manière, n’attendez pas que l’Etat ou l’entreprise vous explique comment protéger vos capacités d’attention des outils numériques. A nous de nous éduquer comme des adultes qui n’attendent pas la loi pour leur dicter leurs moindres faits et gestes.
Enfin pour une partie des nouveaux métiers (notamment les freelances assumés et heureux), la frontière entre temps pro et temps de repos tend à devenir très floue, et cela pour le meilleur et pour le pire. Profiter du meilleur de cette frontière moins nette (liberté accrue d’organisation de sa vie familliale, horaires décalés,...) et chasser le pire (stress, surcharge, connexion permanente) nécessitera une prise de conscience et des efforts individuels. Là encore l’Etat et l’entreprise seront toujours d’une faible perspicacité…
Le devoir de déconnexion
Les méfaits de la surconnexion sur la performance mais surtout sur le stress et le bien-être sont tels qu’il s’agit plus d’un devoir de déconnexion que d’un droit à la déconnexion.
Vous n’avez pas le « devoir » d’être heureux ou performant au travail. Tant mieux car ça fait très peur dit comme ça. Vous pouvez tout à fait choisir d’être malheureux et mauvais dans ce que vous faites, c’est votre choix.
En revanche si l’un des axes suivants est critique pour vous, alors vous avez véritablement le devoir d’apprendre à vous déconnecter :
-
Progresser sur les axes sur lesquels on est moins bon en trouvant le temps et l’attention nécessaire pour mener ces améliorations.
-
Etre en capacité d’apprendre un nouveau métier dans les années qui viennent (juste un fait : vous n’aurez pas le choix).
-
Réaliser des projets excitants et enrichissants intellectuellement.
-
Maîtriser son attention et son énergie mentale plutôt que la laisser esclave des sollicitations numériques. Histoire de vous motiver par la révolte : rappelez-vous que les champions du numérique évitent de consommer leur propre came.
-
Enfin, devenir producteur de sens et proactif, plutôt consommateur et suiveur !
Sensibilisation et formation
Plus intéressant et sans doute plus responsabilisant, la loi préconise aussi des sensibilisations et des formations sur les dangers de l’hyper connexion, et sur les façons de s’en protéger. Ca tombe bien, c’est le cœur de la formation « Le Temps Reconquis ».
Au-delà d’une charte ou des incantations, la formation permet de mettre en œuvre les pratiques et les outils très concrets pour exercer son devoir de déconnexion.